Rrecension de l'ouvrage "L’âge d’or de la corruption parlementaire 1930-1980" de Jean-Yves Mollier

Recension de l'ouvrage "L’âge d’or de la corruption parlementaire 1930-1980" de Jean-Yves MollierPar Anne-Sophie CHAMBOST

Parution d'une recension de l'ouvrage "L’âge d’or de la corruption parlementaire 1930-1980" de Jean-Yves MOLLIER, par Anne-Sophie CHAMBOST, professeur d'histoire du droit.

 

Jean-Yves Mollier, L’âge d’or de la corruption parlementaire 1930-1980
Paris : Perrin, 2018, 352 p.

 

COMPTE RENDU PAR ANNE-SOPHIE CHAMBOST :

Assumant la dimension politique de l’information, l’ouvrage de Jean-Yves Mollier analyse le rapport étroit que le pouvoir républicain entretient avec la presse écrite. L’objet de la recherche semblera a priori de l’histoire ancienne : les réseaux sociaux offrent aux citoyens des manières inédites de s’informer et ils entretiennent chez les politiques l’illusion d’un dialogue direct avec les électeurs qui passe outre la médiation de journalistes dont il est de mode de dénoncer les partis pris ; la communication politique n’est certes pas de l’information (surtout quand elle se réduit à 280 caractères) mais la crise de la presse écrite ne décourage pas de grands patrons d’y investir, posant du coup la question de son indépendance 1 . Si l’intérêt non démenti des puissances économiques pour la possession de journaux témoigne à soi seul du pouvoir (symbolique) qui est encore celui de la presse dans les sociétés contemporaines, le lien avec le politique incite à réfléchir aux ressorts de la corruption 2 .

À l’occasion du congrès d’Epinay où il devenait Premier secrétaire du nouveau Parti socialiste (1971), François Mitterrand prononçait un discours stigmatisant « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ». Cette citation placée en conclusion de l’ouvrage (p. 282) aurait aussi bien pu en constituer l’épigraphe, tant l’argent de la presse fut le vecteur d’une corruption parlementaire qui a traversé les régimes, et dont François Mitterrand ne fut pas l’un des moindres protagonistes, du fait de ses liens avec la Librairie Hachette.

Deux précisions s’imposent quant au titre de l’ouvrage, qui permettent d’en expliquer le projet. De la corruption parlementaire il n’est en fait question qu’à l’aune des enjeux de la diffusion de la presse écrite, et du rôle majeur qu’y joua la Librairie Hachette (la pieuvre verte, dont les messageries constituées en 1897 assuraient l’essentiel de la diffusion des journaux dès avant la Seconde Guerre mondiale) ; cet angle d’approche n’est pas pour surprendre de la part d’un auteur qui est l’un des grands spécialistes de l’histoire de l’édition 3, et qui a en particulier fait l’histoire de la maison Dalloz 4. L’idée est ici de montrer qu’avant l’argent du bâtiment qui caractérise la corruption des années 1970/80, c’est celui de la diffusion de la presse écrite qui fut le vecteur durable de la corruption parlementaire. De celle-ci, l’ouvrage décrit à vrai dire moins un état de corruption généralisée des milieux politiques, que la manière dont certains parlementaires (les députés Hachette), de quelque bord qu’ils fussent, se sont laissés corrompre (à des degrés et pour des durées variables) pour influencer leurs collègues sur des choix cruciaux pour l’entreprise Hachette et, partant, pour l’ensemble de la presse française. L’enjeu étant évidemment crucial à une époque où la presse écrite était le principal moyen d’information des Français.

Quant à la période annoncée dans le titre (1930-1980), elle commence à un moment où le développement de la presse, entamé dans les années 1880, lui a permis de ne plus dépendre des pouvoirs en place, mais bien au contraire de se rendre indispensable. Si le terminus a quo de ce récit de la corruption s’inscrit dans la foulée des grands scandales politico-financiers des années folles, avec la Librairie Hachette, J.-Y. Mollier révèle les mécanismes d’une corruption moins spectaculaire, mais dont la discrétion lui permet précisément d’être plus durable, au point de transcender les changements de régime pour prolonger ses effets de l’entre-deux-guerres jusqu’à la Cinquième République largement entamée. Ceci étant, c’est essentiellement de l’immédiat après-guerre qu’il est question, et plus particulièrement des années 1944-1947 au cours desquelles ceux qui avaient cru profiter de la Libération pour moraliser la presse française vont échouer à se débarrasser d’une entreprise monopolistique (le trust Hachette) dont les administrateurs s’étaient corrompus dans la collaboration. Le prisme chronologique du titre est plus large, car ce qui se joue entre 1944 et 1947 permettra aux Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne qui sortent de cette aventure le 16 avril 1947, de recourir durablement aux mêmes mécanismes de corruption, jusque dans les années 1980.

Les biens de la société avaient toutefois été mis sous séquestre dès août 1944, avec ceux des entreprises d’information qui n’avaient pas cessé de fonctionner deux semaines après l’occupation en zone nord et deux semaines après l’invasion de la zone sud (opération réalisée sous l’inspiration du Cahier bleu rédigé par Pierre-Henri Teitgen, transmis aux préfets à la Libération) ; la création de l’Agence France-Presse (ordonnance du 30 septembre 1944) permet d’enlever ses messageries à la Librairie Hachette, pour les confier à cet organisme de gestion collective de la distribution de la presse. C’est donc à partir de ces mesures qui la frappent que J.-Y. Mollier décrypte les moyens utilisés par la Librairie Hachette pour se débarrasser de ce passé embarrassant et des entraves posées à la Libération, grâce aux réseaux qu’elle avait su tisser avant-guerre dans les milieux du pouvoir. On relèvera d’ailleurs que sa connaissance érudite du milieu de l’édition permet à l’auteur de croiser des sources diverses, pour pallier l’absence d’archives – celles de la Librairie Hachette ayant été épurées avant versement, pour faire oublier la collaboration de ses administrateurs. La sévérité des tribunaux diminuant avec le temps (la Justice est « très sévère en 1944, rigoureuse encore en 1945, s’est adoucie en 1946 et deviendra véritablement miséricordieuse en 1947 » (p. 170)) si la mise sous séquestre est maintenue jusqu’en avril 1947, le combat de la Librairie Hachette, habilement secondé par les députés amis, lui permettra de présenter la restitution de ses biens et le versement de l’indemnité de réquisition, comme venant blanchir son honneur bafoué !

C’est dans ce même contexte de l’après-guerre que J.-Y. Mollier éclaire aussi l’échec du statut de la presse et de la révision du cadre juridique de sa diffusion. L’un et l’autre avaient pourtant fait consensus entre les acteurs de la Résistance pour la future réforme de l’information. Du fait des impératifs précités de la Librairie Hachette, les deux problèmes sont vite dissociés, la diffusion de l’information étant réglée avant le statut de la presse, qui s’enlise. Les raisons de cet échec sont politiques, avec la tension entre les tenants d’une socialisation au moins partielle de l’économie, favorables à la création d’un service public de diffusion de la presse, et les libéraux qui sauront profiter de la menace communiste à partir de 1946 pour distiller l’idée selon laquelle les Messageries Françaises de Presse (SARL créée le 30 août 1945 par 24 journaux pour lutter tant contre le monopole de l’État que contre le trust Hachette) ne seraient qu’une officine du Parti communiste français (PCF) ; l’anticommunisme neutralise les velléités de ceux qui refusent le trust Hachette, mais qui redoutent surtout le danger que le PCF ferait courir au pays. L’argument politique trouve en outre un prolongement juridique, avec le déclin du modèle des coopératives qui avait un temps été envisagé comme alternative aux nationalisations. Après la loi du 11 mai 1946 qui réglait imparfaitement le sort des entreprises de presse réquisitionnées à la Libération, la loi Bichet promulguée le 2 avril 1947 donne un cadre législatif au transport de la presse, qui permettra à la Librairie Hachette de reconstituer rapidement son monopole sur la diffusion de la presse. Si le statut de la presse aurait dû permettre de limiter les risques d’interférence des annonceurs sur le contenu de l’information et d’ériger des barrières contre les scandales politico-financiers, les mêmes raisons politiques diffèrent tellement l’adoption de la loi que les chances de voir adopter un statut contraignant s’effondrent en juin 1949, sous l’action des députés de la Librairie Hachette. D’un point de vue institutionnel, le livre dévoile les pressions que le monde de la presse a exercées sur le législateur, dont la Librairie Hachette maitrise tous les rouages pour neutraliser l’adoption des lois qui pourraient la gêner ; au gré de majorités changeantes, on mesure l’effet des navettes parlementaires (où les projets se perdent) en même temps que s’éclairent les liens d’hommes politiques de premier plan avec cette entreprise.

Il faut souligner pour finir la structure formelle de l’ouvrage, dont les chapitres ne s’enchaînent pas qu’en séquences linéaires (historiques) mais sous forme de spirales que le lecteur parcourt dans toutes les directions, les mêmes évènements étant considérés sous des angles variables ; cette circularité, avec ses répétitions, évoque l’image de la pieuvre qui enserre sa proie, et permet de prendre la mesure du piège tendu à la République par la Librairie Hachette. Avec son objet historique, le livre de J.-Y. Mollier rappelle que la démocratie a un coût et qu’il faut en penser le financement.

  1. Dernière en date, la loi du 14 novembre 2016 renforce la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias (le Conseil constitutionnel a annulé les dispositions relatives au secret des sources des journalistes)

  2. Les travaux de Julia Cagé éclairent aussi ce lien puisqu’après avoir étudié le financement des médias (Sauver les médias, Le Seuil, 2015), le dernier livre de l’économiste explore les ressorts de notre système représentatif avec l’étude des financements publics et privés de la vie politique (le Prix de la démocratie, Fayard, 2018). 

  3. Jean-Yves Mollier, Une autre histoire de l’édition française, Paris : La Fabrique, 2015, 429 p. 

  4. Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres : le capitalisme d’édition (1880-1920), Paris : Fayard, 1988, 549 p. 

 

Source : Droit et société

Publié le 20 novembre 2018